Encalminée

Au temps de la voile

Encalminée

Armand Hayet, Capitaine au Long-Cours

La revue maritime de Janvier 1949

Coutumes et Protocoles à bord des long-courriers.



S'il fut une tradition rigoureusement respectée à la Voile, du capitaine au mousse, c'était bien celle qui interdisait de siffler à bord, sauf dans deux circonstances particulières.

Oui ! absolument défendu de siffler le moindre air de gigue, de romance terrienne, même de chanson du gaillard d'avant !

Combien de fois, au temps de mes premiers quarts d'officier, alors que la joie du large débordait soudain de mon cœur, ai-je ravalé, sous le regard désapprobateur de l'homme de barre, le petit air qu'imprudemment je me laissais aller à siffloter en arpentant la dunette !

Ce manquement au protocole m'était probablement porté en très mauvaise note par le timonier muet, tout comme une grave erreur de manœuvre ou de commandement. Et je devinais qu'il était désolé de ne pouvoir m'apostropher par la formule rituelle utilisée envers les délinquants de l'équipage :

"Veux-tu un bout de fil à voile pour amarrer ton petit sifflet ? J'ai peur que tu ne le perdes..."

Quelle était l'origine de cette impitoyable interdiction ? Sans nul doute l'antique croyance que "siffler faisait venir le vent".

Parmi les nombreuses recettes employées par les marins pour appeler la brise en temps de calme, figure en bonne place celle qui consiste à siffler face à la direction du vent désiré, mais à siffler très doucement, très discrètement, en imitant autant que possible la douce chanson des risées dans le gréement raidi.

Le vent venu, quel qu'il fût, il fallait se garder de chercher, en continuant le sifflement magique, à le faire fraîchir ou à lui faire modifier son cap, car on risquait alors de le mettre en grand courroux :

Siffle gabier, siffle doucement
Pour appeler le vent,
Mais sitôt la brise venue
Gabier ne siffle plus !...

Indiscutablement, il était donc dangereux de siffler à bord sauf par calme plat et, en conséquence, absolument nécessaire d'imposer silence aux ignorants ou aux imprudents jouant les rossignols quand la brise, favorable ou non, remplissait la toile.

Ce qui est amusant, c'est que les officiers qui, depuis longtemps je le suppose, n'accordaient plus aucun crédit aux pratiques procurant la brise, ne manquaient pas, tout comme les hommes, d'user machinalement, sans doute, du sifflement suppliant quand le bateau était ababouiné (ancien mot pour encalminé, acalminé).

Mieux, s'ils ne considéraient plus comme dangereuse l'action de siffler quand il ventait, ils en étaient arrivés, le temps aidant, à la classer comme une grave incorrection, une manifestation irrespectueuse qui ne pouvait être tolérée.

Il est curieux de constater que ce procédé musical a été utilisé depuis la plus haute antiquité par tous les navigateurs et pêcheurs, de la Baltique glacée au tiède Pacifique, des îles bretonnes aux archipels océaniens ou asiatiques.

D'où vient cette mystérieuse croyance ?

Les Turcs, les Chinois, les Polynésiens, prétendent que le sifflement réveille les génies assoupis et, spécialement pour les marins, ceux qui disposent des vents bienfaisants ou malfaisants.

Chez nous, c'est un saint jadis particulièrement vénéré des hommes de mer : "le grand Saint Clément, maître des flots et des vents", qui révéla à un capitaine ponantais le merveilleux et infaillible moyen.

Cette révélation eut lieu à l'apparition des vents sur l'océan, apparition que nous devons également à ce bon saint.

Je sais que des marins mal renseignés persistent à raconter que les vents nous ont été amenés par un capitaine maudit qui avait vendu son âme au diable. D'autres, par trop entêtés, affirment ridiculement que c'est un simple pêcheur de Cornouailles qui, par hasard, fit venir Noroît dans sa barque en sifflant et en lui offrant une bouteille de vin, puis que les autres vents, hélés par Noroît et tentés par la bouteille embarquèrent avec lui.

Tout cela n'est que fable, et la véritable histoire nous a été contée par un matelot, Yves Million, de Trégastel, alors que par une belle nuit claire, venant de doubler la Nouvelle-Zélande, nous cinglions, perroquets hauts, sur Tahiti, et que toute la bordée de quart, sauf l'homme de barre et l'homme de bossoir, était groupée sous le vent du grand roof.

Je vous la raconterai un peu plus tard. (voir https://les-histoires-du-capitaine.webnode.fr/la-legende-du-vent/). En réalité, elle dura tout le quart, agrémentée de précisions nautiques, de minutieuses descriptions de manœuvres savantes destinées à en accroître l'intérêt et à démontrer sa véracité. Mais, afin d'être compris de mes lecteurs terriens et même de jeunes marins, je dois abandonner, commettant ainsi un véritable sacrilège, l'antique langage du matelot de la Voile qui donnait aux contes de bord cette originalité et cette âpre saveur qui en faisaient le charme.

Abandonnons le glorieux bateau dont le nom, hélas, a sombré dans l'oubli et qui, le premier, franchit les mers à la voile, et revenons à ceux à bord desquels, il y a quelque trente ans à peine, le vent accourait, ou n'accourait pas, à l'appel des siffleurs.

Par vent établi, il était cependant permis et même recommandé de siffler, toujours en modulations d'appel... pour attirer ou maintenir les marsouins sous le gréement de beaupré, à bonne portée de harpon.

Durant les anciennes navigations, sous le double signe de la disette et du scorbut, la capture de ces magnifiques rations de "vivres frais" représentait une telle aubaine que tous les moyens, même ceux réputés téméraires, étaient employés pour ne pas la laisser échapper.

Il est vrai que Cap'taine Nord, dans sa mansuétude intermittente, acceptait depuis des siècles cette unique infraction à la règle et ne répondait pas à ce sifflement intempestif, ainsi qu'il aurait pu le faire, en donnant l'ordre à celui de ses sept vents de service de fraîchir immédiatement en furieuse tempête.

Mais, me demanderez-vous, pourquoi les matelots croyaient-ils qu'en sifflant ainsi ils engageraient les folâtres cétacés à jouer dans le remous de l'étrave ?

C'est bien simple. Parce que, ce faisant, ils pensaient leur inspirer confiance, les charmer en les imitant, en faisant comme eux et même mieux, car nul n'ignore que, lorsque le marsouin dans sa nage vertigineuse vient en surface pour respirer, il laisse entendre un sifflement aigu très caractéristique et suffisamment perceptible pour que la nuit sa présence le long du bord en soit révélée.

Bref ! nous pouvions siffler, si tant est que l'on puisse appeler cela siffler, pour les marsouins, et quand nous étions encalminés. Mais, dans cette dernière circonstance, le sifflement n'était guère joyeux et la gravité, sinon l'anxiété, marquait le visage du siffleur.

En effet, dès le deuxième ou troisième jour sans brise, le capitaine, s'il s'agissait d'un capitaine du gabarit classique, devenait subitement sombre, nerveux et le plus souvent paraissait atteint de mutité plus ou moins persistante.

Or, le protocole exigeait que l'équipage, et à plus forte raison l'état-major, participassent, du moins en apparence, à la mélancolie, à la tristesse muette, à la rage concentrée du "Grand-Mât".

Quantité d'auteurs plus ou moins qualifiés ont minutieusement décrit le calme en mer et son cortège : le navire roulant bord sur bord en travers à la houle, les voiles s'usant sur leurs cargues, la sarabande du matériel du maître, du charpentier, du coq, du maître d'hôtel, bondissant hors des chantiers, de l'établi, des fourneaux, des équipets ; le brai des coutures en fusion sous le soleil torride, les gémissements de la membrure et le choc des poulies sur les mâts, les poissons d'ombre dérivant avec le bateau, les requins rôdant, l'homme de barre accablé, inutile à côté de la roue amarrée...

Mais aucun ne s'est sérieusement soucié de la répercussion du calme plat sur le moral du capitaine.

Contre la bourrasque, le vent debout, les avaries, le béribéri, la mutinerie, les roueries du consignataire, la cruauté de la douane, les exigences paperassières du consul, même contre les observations du stationnaire de l'Etat, le capitaine luttait et pouvait prouver sa science, sa subtilité, son audace !

Mais, face au calme blanc ...dérision ! déchéance ! Il était comme frappé d'impuissance et réduit à zéro, à moins que rien, tel le dernier des terriens, puisque vous le savez aussi bien que moi :

Sans courant et ababouiné
Tout un chacun sait naviguer !

Vous concevrez que, dans ces conditions, sauf si l'on avait affaire à un commandant philosophe dont l'esprit n'était plus hanté par la chimère de la belle, de la courte traversée, personne à bord, et spécialement à la Chambre, ne se risquait à enfreindre le saint protocole qui contraignait "le monde" et les officiers à s'associer à l'état d'âme du chef dans la désolation !

J'ai souvenir d'une encalminée d'Equateur qui dura vingt-deux jours ! Dès la fin de la deuxième semaine, nous avions dix-neuf camarades de tous pavillons, amenés un à un par les courants mourants et les folles brises agonisantes, dans la zone désertée par tous les vents de la région, sans doute "réunis au Conseil" en un lieu secret de l'azur sans nuages.

La vie à bord, sans tenir compte de la chaleur insupportable et de la fatigue des corps rompus par le roulis diabolique, était devenue réellement sinistre !

Songez que la seule vue du loch à hélice, non ramassé dans sa boîte, déchaînait une crise du capitaine, et que le deuxième lieutenant, dans la candeur de ses vingt ans, ayant cru pouvoir, sur le seuil de sa cabine, nettoyer une fois de plus son sextant tout neuf, se vit apostropher ainsi par le Grand-Mât :

- Le moment est vraiment bien choisi, monsieur, pour exhiber cette espèce d'instrument ! A quoi pensez-vous l'utiliser : à sonder le long du bord, je suppose ? C'est ce que vous auriez de mieux à faire !

L'immense pavillon, aussi large qu'une manche à air, de mon phono américain, ne quittait plus son crochet au barrot de ma chambre où il se balançait convulsivement à longueur de journée. Et en grand désespoir, le second, dans l'attente d'une résurrection de la brise, avait couché dans son étui, comme en un cercueil, l'éblouissant saxophone dont il usait et abusait en virtuose et qui l'avait rendu célèbre sur les rades de tous les continents.

Plus de causerie sur la dunette entre le capitaine et l'officier de quart, ce dernier faisant respectueusement son footing réglementaire à bâbord, laissant tribord au premier puisqu'il n'y avait plus de bord du vent ou de dessous le vent.

Quant aux repas, je n'oublierai jamais la rapidité incroyable avec laquelle ils étaient expédiés, sans que trois mots fussent échangés ! Ce n'était pas le moment, je vous assure, de fêter le dimanche par des entremets hors série ou des liqueurs inhabituelles ! C'est tout juste si le lieutenant "de cage à poules", responsable de la cambuse et de la gamelle, ne se décida pas à nous faire jeûner en signe de désespoir !

Combien de fois, au cours de ces mornes semaines, le capitaine, au comble de l'énervement, abandonnant assiette et couvert à leur valse infernale que n'atténuaient même pas les violons impuissants, quitta brusquement la table au milieu du repas, visiblement écœuré de nous voir manger avec autant d'appétit qu'en période de bon vent sous vergue !

Oui, mais cette fois-là, un homme oublia la règle... Un matin, comme nous déjeunions, toujours à l'allure d'un service de wagon-restaurant et dans un mutisme presque absolu, une voix joyeuse tombant soudain des barres de grand perroquet parvint jusqu'à nous par la claire-voie grande ouverte de la dunette sous laquelle était la table du carré :

- Ho ! Le Quellec ! faudrait que ça mollisse encore un peu pour que ça soye du vrai beau temps !

Le capitaine foudroya du regard le second et l'interrogea :

- Vous avez entendu, monsieur ?

- Mais oui, capitaine. C'est Lecarre, gabier de grand mât, qui plaisante en criant un peu trop fort, avec son ami le gabier de misaine.

- Comment, monsieur, vous appelez cela une plaisanterie entre hommes ! C'est inconcevable ! Vous ne comprenez donc pas que c'est à moi que s'adresse en réalité ce mauvais matelot et qu'il se gausse de son capitaine ?

- Oh ! capitaine, vous vous méprenez, c'est un de nos meilleurs gabiers et des plus disciplinés. Il n'a certainement pas pensé...

- Cela suffit, monsieur ! Ne cherchez pas à excuser un homme qui m'a manqué de respect. "Votre" Lecarre aura deux retranchements !

Le capitaine avait exagéré et l'affaire, malheureusement, n'en resta pas là.

Le matelot injustement puni se butta, n'accepta pas la suppression de ses deux quarts de vin et, le soir même, ne répondit pas à l'appel de sa bordée.

Cette involontaire infraction à la Règle eut des suites graves qui frôlèrent le drame irréparable, mais je ne puis me laisser aller à les conter dans ces modestes pages consacrées aux heures sans rudesse de la navigation à voiles.

Et, pour conclure, je me contenterai de vous rassurer en vous affirmant que des complications tragiques, telles celle que je viens de citer, étaient tout à fait exceptionnelles et que, bien au contraire, les réactions du "capitaine encalminé" n'avaient habituellement pour effet que de créer une légère nervosité chez son état-major et qu'elles pouvaient même constituer pour un observateur psychologue sans méchanceté, mais non pas sans malice, un divertissement de choix.

Néanmoins, j'ai toujours estimé qu'il était préférable de respecter la tradition qui, en temps de calme, imposait aux subordonnés une attitude toute de déférente compassion envers le Grand Chef personnellement frappé... si cruellement humilié...

Evidemment par Dieu lui-même, son unique supérieur...

Armand HAYET
Capitaine au long cours.

Illustration de E. de Bertier

tiré de son ouvrage "Us et Coutumes à bord des Longs-Courriers"  

Allez donc au coin du feu à Port-Boulard, écouter la légende du vent, racontée par Armand...

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