L'Opinion du gabier

Au temps de la voile

L'opinion du gabier

Armand Hayet, Capitaine au Long-Cours

Neptunia 1er trimestre 1955



En vérité, je bénéficiai ce jour-là d'une insigne faveur de la Providence Marine quand Yves Labarc'h, mon vieux père Labarre, embarqua sur le trois-mâts à bord duquel je remplissais les fonctions de premier Lieutenant.

Il y remit même son sac (j'étais comblé !) pour un deuxième voyage que je fis comme second Capitaine et lui toujours en qualité de gabier, ayant atteint ce grade le plus haut qu'il pouvait espérer, depuis quelque 35 années.

Il était assurément un des plus fidèles et intransigeants gardiens de la tradition et des coutumes du long-cours.

Je vois encore son visage cuit et recuit, aux trois-quarts enfoui sous une barbe grise rude comme les fils de caret d'un faubert et qu'il « alignait », selon son expression, chaque dimanche à l'aide de son large couteau fraîchement aiguisé.

Cette barbe trop souvent constellée, surtout par belle brise, de brins de tabacs humides et de taches jaunâtres, qui me faisaient regretter l'obligation, naguère imposée aux marins, officiers et matelots, tous plus ou moins fervents de la chique, de ne porter ni moustaches, ni poils au menton.

J'avais gagné sa confiance malgré ma jeunesse car il avait senti quel prix j'attachais à tout ce qui pouvait me faire mieux comprendre et aimer le cœur et l'âme de ce tout émouvant et admirable que composaient le navire, l'équipage et le chef.

Il est vrai que pour obtenir ses révélations, ses commentaires, ses confidences, pour recevoir ses leçons, j'avais adopté une fois pour toutes l'attitude qui convenait, la manœuvre qu'il fallait faire. Je ne discutais pas... ou très légèrement. J'acceptais sans restrictions, par exemple, le bien fondé des séculaires revendications - toujours les mêmes, depuis les naves jusqu'au dernier voilier - de ceux qui peinaient « devant le mât ».

Je me gardais de déclarer plaisantes, bien qu'elles le fussent en réalité, certaines de ses histoires, de ses aventures, qu'il considérait comme sérieuses ou catastrophiques.

Je ne mettais jamais en doute ses affirmations, ses explications qu'elles aient trait à l'origine de telle ou telle coutume, à la véracité de tel ou tel fait, à la sagesse d'un antique et mystérieux dicton.

Je partageais avec feu son mépris ou son enthousiasme quand il jugeait définitivement et dans le plus pur langage du large, les marins et les navires, les terres et les mers, les hommes et les femmes de toutes les races, les mets et spécialement les alcools servis dans les tavernes de tous les points du globe.

Bref, je me comportais envers lui exactement comme le néophyte brûlant du désir de s'instruire, devant le dépositaire infaillible du savoir et de la vérité...

Par-ci, par-là, j'ajoutais à tout cela un petit boujaron de tafia ou un cigare qu'il « mâchait » pour ne pas faire envie à ses camarades, disait-il.

Et c'est ainsi que j'appris mille et mille choses vraies ou fausses, folles ou graves, insignifiantes ou palpitantes d'intérêt, mais qui toutes m'enchantaient car c'était toujours un peu de la vie merveilleuse de la Voile !

Je ne veux pas me laisser entraîner à raconter encore Yves Labarc'h : cela me mènerait trop loin, le sujet m'est trop cher et inépuisable. Et puis je sais qu'il ne peut captiver qu'un ancien du Long-Cours.

Mais je tiens à reconnaître que c'est mon vieux matelot qui me fournit de péremptoires précisions sur certaines insultes dont l'emploi me laissait plein d'étonnement.

J'avais bien observé que dans la gamme d'épithètes : buraliste ! pharmacien ! négociant ! la virulence allait croissant mais je n'avais pu saisir la raison de ce crescendo.

C'est Labarc'h une fois de plus qui m'instruisit sur ce point délicat un jour que je l'avais entendu confier à son camarade le gabier de misaine, son appréciation sur un de nos pilotins qui, ça se voyait, s'était grandement leurré sur l'intensité de sa vocation maritime :

- « Celui-là, il ne fera pas un deuxième voyage, sûr et certain comme je te le dis, matelot. C'est pas plus qu'un buraliste... au bout de trois mois de mer, il n'est pas seulement foutu de faire un nœud pour se pendre ! C'est même moins qu'un buraliste, c'est un vrai pharmacien ! »

La nuit, alors que par bonne brise sa voilure bien balancée, le navire gouvernait comme un poisson avec 3 ou 4 rayons de la barre manœuvrée en maître par mon professeur, je demandai :

- « Alors, Labarc'h, les marchands de tabac, les buralistes, ça ne vaut rien ? »

- « Mais Lieut'nant, les buralistes c'est pas les marchands de tabac ! C'est tous ces gens de terre qui est dans les bureaux, qui fait qu'écrire sur les papiers, qu'il a pas plus de force qu'un bigorneau, qu'il est assis toute la journée et qu'il peut tout juste manier un porte-plume ou un crayon dans sa main qui est blanche comme celle d'une Jeannette ! »

- « Ah ! très bien ... Et les pharmaciens ? »

- « Ah ! Celui-là... Il vaut encore moins. Il est toujours ramassé dans sa cambuse, qui est propre, il faut le reconnaître, mais que c'est pas lui qui en fait la propreté, qu'il a sa barbe qu'est frisée et pommadée et des lunettes en or. Il a une vraie cargaison de bouteilles et de fioles qu'il y a dedans que des poisons et jamais quelque chose qui soit un bon remède pour le matelot. Enfin vous me comprenez Lieut'nant, que ça soye par exemple comme du tafia ou du rack. Et de plus il a l'audace de mettre sur l'avant de sa boutique des feux vert et rouge comme si c'était un bateau !... Et ça, le Ministre devrait le défendre, il le fait tout juste pour se moquer de nous. »

- « Tu crois ? »

- « Sûr et certain, Lieut'nant, puisque ça lui sert à rien. »

- « Tu as raison. Quant aux négociants, il me semble... »

- « Ah ! dame ! ceux-là, je sais que vous allez les défendre, parce que les Cap'taines et les Officiers ils tirent des bordées avec eux dans les grands cafés et dans leurs salons. Mais vrai de vrai, ils travaillent jamais et c'est les plus riches de tous. Ils ont des voitures vernies à deux chevaux, des grosses chaînes de montre en or et ils fument que des cigares qui est gros comme un cabillot, qu'ils viennent de la Havane et qui a payé la Douane recta.

Tenez un cul-terreux il serait comme un négociant à bord, autant dire débrouillard comme un pou dans une baille de goudron, mais à terre il travaille dur dans son métier. Tandis que le négociant il est dans son fauteuil rembourré et ne fait que commander à son employé : « Achetez-moi cette marchandise ; vendez-là ; portez-là chez l'Armateur ou sur le quai. » Et c'est tout ! Après il empoche l'argent, il fait la bringue au théâtre et partout aux premières places, et puis pendant que nous lui portons ses marchandises en nous faisant rincer par la lame d'Ouest, lui, il couche tous les jours au chaud avec sa femme qui a des bas de soie !... »

- « Comme l'Armateur alors ? »

- « Oh ! pardon ! Faites excuses, Lieut'nant. C'est pas du même brin. On dit bien aussi que l'Armateur il dort tous les soirs avec sa femme qui a des bas de soie et qu'il a de l'argent en pagaille, mais il travaille celui-là, vous le savez bien et que c'est autre chose que le buraliste ou compère et compagnie ! Il s'occupe du chargement, des vivres, de l'armement quoi ! Il vient à bord, il discute avec le Cap'taine, le Second. Il sait ce que c'est qu'un bateau, lui ! Tandis que l'autre, il en a pas seulement jamais vu un de près...

C'est moins que rien, et que les Officiers ils ont tort, dame oui ! de soutenir les négociants... »

- « Oh ! tu sais, moi je ne les soutiens pas et je vois bien que tu les connais à bloc. En effet, ça n'est pas du fameux... »

Armand Hayet
Capitaine au Long-Cours

Illustration par P. Péron, peintre de la Marine

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