Chansons des Iles

CHANSONS DES ILES

JOURNAL SYNTHESE

Mars 1938


Renouvelant moralement le geste sans espoir que je fis autrefois en entendant le cri « un homme à la mer », j'ai lancé, il y a quelques années, une bouée à nos chères Chansons de Bord, à l'instant où elles allaient sombrer définitivement dans l'oubli. Plus récemment, alors qu'ils étaient eux aussi en perdition, j'ai embarqué sur un radeau de sauvetage nos beaux Dictons du large.

Si les chansons exprimaient en de poignantes et âpres mélodies la peine surhumaine et les rares joies des marins de la Voile, les dictons, eux, fixaient en de courtes et judicieuses sentences toute leur virile philosophie, toute leur antique sagesse.

Je sais maintenant - et c'est ma récompense - que ma bouée et mon radeau maintiendront quelques temps à flot sur l'inconstant Océan du souvenir « Chansons » et « Dictons », précieuses parcelles de la belle marine qui n'est plus, témoignage émouvant et irréfutable de ce que furent, et la vie de vaillance, et le cœur sans détour des gens de mer du grand long-cours.

A mon premier embarquement de pilotin, traversée d'aller : Bordeaux-Tahiti, 5 mois ; traversée de retour : Tahiti-Liverpool, 4 mois ! sans escale et... sans médecin à bord si ce n'est le « médecin de papier » (10 pages) du coffre à médicaments, je m'intéressais déjà aux chansons, aux dictons et aux contes du gaillard d'avant, ceux-ci irrémédiablement oubliés, tout au moins dans leurs textes originaux, inimitables.

Il me fallut des années et des années, des bateaux et des bateaux, des compagnons et des compagnons de cinglages joyeux et embrumés pour arriver à sauveter dictons et chansons parvenus jusqu'à nous, les derniers survivants de la voile, uniquement par la tradition orale.

Surtout - je ne cesse de le répéter avec la plus véhémente énergie ! - ne confondez jamais nos chants composés au cours des siècles écoulés par les matelots eux-mêmes et faits pour s'envoler seulement du pont ou de la mâture d'un navire, avec ces innombrables romances anciennes ou contemporaines qui, quelconques ou parfois plaisantes, sont tout ce que l'on voudra, sauf des Chansons de Bord, et dont nos braves gabiers disaient avec raison qu'elles étaient fabriquées par « des messieurs de terre pour les belles dames à chapeaux... »

Mais si, après avoir pieusement recueilli dans mes précédents ouvrages Chansons et Proverbes, tout en égrenant histoires et souvenirs du temps que les Océans étaient encore parés de la grâce incomparable des grands voiliers, je n'avais pas consacré de nouvelles pages de Journal de Bord, aux Iles des Amériques et de la Mer Indienne, j'aurais été considéré par mes camarades comme une sorte de renégat, de marin sans cœur...

Car tous ceux d'entre nous qui, à tous les caps de la Rose, ont jadis cinglé à la voile sous la caresse ou l'assaut de la brise, gardent pour nos vieilles colonies : Martinique, Guyane, Guadeloupe et Bourbon, et aussi pour Tahiti, une prédilection particulière, une admiration émue et reconnaissante. Ils ne peuvent oublier, en effet, que les « joies de terre », que leur dispensait avec parcimonie leur dur et noble métier, ont été goutées par eux non seulement au cher Pays de France, mais aussi aux douces Iles de leur jeunesse.

Ces Iles qui, avec leur population blanche et de couleur, si vivante, si profondément sympathique et séduisante, dans le cadre merveilleux des baies découpées, des montagnes verdoyantes exaltées par un soleil éclatant, étaient vraiment la matérialisation de nos rêves d'adolescence, embellis d'un exotisme classique et aimable.

Seuls les longs séjours que faisaient nos voiliers sur ces côtes fortunées pouvaient créer entre les créoles et les marins cette affectueuse intimité qui fut si longtemps un des charmes de la navigation des Antilles et des Mascareignes. Nous chargions sucre, café, tafia, bois précieux « en cueillette » dans les paisibles baies durant des semaines et des semaines. Dans les « habitations » des riches planteurs, dans les demeures archaïques mais confortables des négociants, au sein de ces familles dont l'hospitalité était proverbiale, nous nous retrouvions réellement chez nous, bien que si loin du sol natal, avec, en outre, l'impression délicieuse de vivre des heures ressuscitées de la Vieille France dont l'empreinte est restée si profondément gravée dans nos anciennes colonies.

Et puis il ne faut pas oublier que c'est la marine qui jusqu'à l'apparition des bateaux à mécanique, a donné le ton dans les Iles de la mer Caraïbes et de la mer Indienne. Ton fort élégant, peu recherché, ou carrément incivil selon la classe et le grade des navigateurs en escale sur ces terres qui furent si accueillantes aux hommes venant du large : marins du Roi ou des Armateurs, négriers, corsaires et même flibustiers... surtout quand les prises étaient riches ! Quel plaisir était le nôtre d'entendre par exemple dans la conversation d'une élégante dame de la haute société blanche ou d'une jacassante doudou, des « grééer, larguer, amarrer, parer, héler, virer de bord », prononcés d'ailleurs sans les « r » et le plus souvent amputés de la première syllabe. Ainsi dit-on, pour désigner un des innombrables philtres d'amour si fréquemment utilisés : poud' a ma'er, (poudre à amarrer). Cette suppression radicale des « r » et de certaines syllabes est à mon avis, avec l'emploi désordonné du « z » liant si gentiment les mots, un des plus grands attraits du langage créole qui, hélas ! ainsi que nos patois régionaux, ne tardera pas à disparaître tout comme disparaissent déjà : gaules d'indienne fleurie, foulards et fichus de soie multicolore, madras aux pointes parlantes, qui paraient magnifiquement les jolies filles des Tropiques. Ces filles noires, bronzées, dorées ou plus blanches que nos méridionales, fuyant les peines et la tristesse, jouissant de tout leur être des satisfactions et des joies que la vie leur dispense, riant pour le plaisir de rire, quand la félicité emplit leur cœur et aussi quand les larmes vont mouiller leurs yeux ; tellement ravies d'être heureuses et si follement passionnées du bonheur sous toutes ses formes, qu'il soit né du rêve, de l'amour ou de la haine, qu'elles ont créé pour extérioriser cet état d'âme si caractéristique, fait d'exaltation et de reconnaissance, cette expression étonnante : « heureuse du bonheur ! »

Parmi les « joies de terre » que nous retrouvions dans ces pays privilégiés dont nous rêvions dès le port de départ, les chants tenaient une place de choix.

Chansons de travail, chansons satiriques et politiques, chansons d'amour, toutes de pure inspiration populaire, nous ravissaient. L'esprit le plus vif, l'ironie sans méchanceté, une allure bon enfant, marquent les couplets composés sur le champ à l'occasion d'un évènement public, d'un scandale... privé, d'une vilaine action, d'un geste généreux. Il va sans dire que les chansons d'amour sont les préférées des joyeuses doudous, et, contrairement à ce que l'on pourrait supposer, ce sont celles qui pleurent la cruauté des abandons, qui disent les tristesses et les peines cruelles des cœurs épris, qu'elles chantent chaque jour en y mettant tout leur âme.

C'est l'influence française qui a prévalu dans les compositions musicales des Iles, les survivances africaines et les apports étrangers ne sont, en effet, que l'exception. Et dans nombre de mélodies nous retrouvons des fragments d'airs plus ou moins abîmés ou améliorés, qu'aimaient « les békés gens les z'autt-fois », les blancs d'autrefois. Cependant nous ne reconnaissons plus le rythme initial de ces passages de menuets, de ritournelles paysannes, de refrains bachiques ou sentimentaux, importés par nos compatriotes.

Mais je parle là des authentiques et anciennes chansons, telles celles que j'ai choisies et qui terminent mon ouvrage « Chansons des Iles ». Dans leur texte il n'est pas question de « tit chauffeur automobile » ou de « sonnette téléphone » ; leur musique n'est pas écrite sur un rythme exagéré de biguine poussée jusqu'à la bamboula et n'est pas agrémentée de ces dissonances outrées qui enrichissent, parait-il, les airs dits exotiques et trop nouvellement nés. Car je pense, sans pour cela faire preuve d'un parti-pris intolérable, que les refrains créoles d'antan, bientôt oubliés eux aussi, amusants ou gentiment frondeurs, que les complaintes d'amour sentimentales ou naïvement réalistes, que les vieux « bel airs », triomphe des belles « chanterelles », étaient d'une qualité, avaient un attrait qui ne parent plus ceux qui les ont remplacés.

Regrets ? Oui... Regrets de tout ce qui a disparu, hélas ! avec nos chers voiliers, ces joyaux des Sept Mers : calmes rades où se miraient les mâtures, cordialité sans pareille, accueil si délicat des aimables créoles, grâce et tendresse des jolies mulâtresses aux chatoyants atours, griserie des danses voluptueuses, charme du doux langage et des chansons d'amour...

Oui, regrets... des Iles merveilleuses que les marins du Passé, dont je suis, ont connues et qui ne sont plus...

Signé Armand Hayet


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