Gréé en Trois-Mâts de Bordeaux

Au temps de la voile

Gréé en Trois-Mâts de Bordeaux

Armand Hayet, Capitaine au Long-Cours

La revue maritime de Mars 1953


Il en était des voiliers comme des hommes : ils avaient leurs défauts, leurs qualités, leurs marottes.

S'il est vrai que quelques-uns, si peu nombreux, ont été avec ou sans raison, qualifié de laids ou de vicieux, en revanche un nombre imposant d'entre eux ont approché la perfection à la frôler. Ce qui se rencontre assez rarement chez les hommes...

Inévitablement, matelots et officiers qui avaient à se plaindre d'un bateau, l'insultaient d'abondance mais aussi le félicitaient s'il se conduisait bien.

En outre des quelques épithètes assez vertes de tout le monde que vous devinez, nous disposions pour manifester à l'égard d'un navire notre colère ou notre mépris - momentanés le plus souvent - d'une vingtaine d'expressions classiques dans la Marine depuis des temps très reculés.

Mais en plus des qualificatifs terriens tels que : bon, fameux, fin, nous n'usions que de cinq ou six locutions spéciales pour flatter et louer un navire. C'est peu. Cette pauvreté, ce manque d'imagination me laissent confondu. Vraiment les marins pour cette fois, ont fait preuve de mesquinerie, voire d'ingratitude, en ne découvrant pas une longue et éblouissante série de termes dithyrambiques, de comparaisons imagées, pour glorifier des bateaux comblés de vertus et de beauté.

D'un navire qui obéissait bien à la barre, qui tenait facilement sa route, on disait : « il gouverne comme un poisson », « c'est un vrai petit poisson ».

S'il s'élevait légèrement à la lame, sans mettre par trop le nez dans la plume, c'était « une mouette ».

Un très bon marcheur, glorieux de rapides traversées à son actif, était qualifié chez nous comme en Angleterre et en Amérique, de « fin clipper ».

Si ses formes étaient très élégantes, ses aménagements riches et spacieux, ses peintures et ses cuivres éclatants de propreté, c'était « un vrai yacht ».

Enfin, quand sans être un vrai yacht, il était parfaitement tenu et en outre, largement pourvu de rechanges de toutes sortes, que sa cambuse était généreusement approvisionnée et sa table soignée, on résumait cet ensemble de supériorités par l'expression : « il est gréé en trois-mâts de Bordeaux ».

Si l'adoption du qualificatif clipper, emprunté au vocabulaire des champs de courses anglais, est de date relativement récente, (époque de la découverte des mines d'or de Californie), par contre « gréé en trois-mâts de Bordeaux » - qui n'était plus guère employé à la fin de la Voile - remonte à beaucoup plus loin.

Bien que je n'aie retrouvé cette locution que dans des ouvrages postérieurs à 1810, elle devait être courante bien avant le début du XIXème siècle.

En effet, dès le XVIIème siècle, les navires armés à Bordeaux avaient déjà la réputation d'être beaucoup mieux aménagés, entretenus et avitaillés, que la plupart de ceux attachés aux autres Ports du Ponant.

Des long-courriers bretons, entre autres, n'hésitaient pas, paraît-il, à venir mouiller en rade du grand port de la Lune aux eaux limoneuses et violentes, durant quelques jours ou quelques semaines - on ne se hâtait pas outre mesure en ces temps-là - en se faisant passer pour des navires de Bordeaux, dans le but de racoler les naïfs partants pour les Isles.

Pendant ce séjour, les passagers éventuels échoués dans les auberges et les tavernes de la ville, ou errant sur les berges du fleuve, le cœur lourd d'appréhension et même de terreur à l'idée de l'aventure qu'ils allaient tenter, étaient endoctrinés par de beaux parleurs du pays, vendus aux déloyaux concurrents venus du Nord.

Invités à bord en visiteurs, ils étaient choyés par le Capitaine lui-même, qui leur faisait admirer deux ou trois cabines confortables, si l'on peut dire ! les régalait de copieuses collations arrosées des bons vins des coteaux de la Gironde.

Ainsi abusés par ces astucieux navigateurs, ils n'hésitaient pas à verser la forte somme et prenaient passage sur des barques sans allure qu'ils ne différenciaient pas, dans leur ignorance, des bâtiments d'une toute autre classe arborant pavillon de l'Amirauté de Guyenne.

Mais dès l'appareillage et la descente de la rivière, c'était le désastre !

Seuls, trois ou quatre privilégiés richissimes occupaient des cabines et tous les autres malheureux : hommes, femmes, enfants, se voyaient parqués en tas avec leurs colis et une maigre paillasse dans l'entrepont sans air et sans lumière.

Finis les pots de Médoc aux reflets d'or ou de rubis que remplaçaient une mesquine bolée d'un cidre insipide ou le plus souvent un gobelet d'eau à peine claire ! Envolés les poulets dodus, les jambons de Bayonne, les réjouissantes pâtisseries auxquels succédaient les fèves et les pois incuisables et le hareng sauret tout en tête et en peau !

Non, malgré l'escale par le travers du Château Tropeyte ou des collines de Lormont, ces vaisseaux ne cinglaient pas vers les côtes d'Afrique ou les Indes Occidentales « gréés en trois-mâts de Bordeaux ».

Jusqu'à la mise à flot de l'admirable flotte des long-courriers, tous parfaitement entretenus, abondamment approvisionnés en matériel divers, offrant pour les matelots des postes spacieux et clairs, pour les états-majors des logements vastes, garnis d'un mobilier modernisé et confortable, les bateaux de Bordeaux conservèrent jalousement leur supériorité et leur réputation.

En 1865, le Commandant d'une Frégate française approchant l'ouvert d'une rade des Indes et apercevant au-dessus d'une bande de terre trois mâtures particulièrement élevées et d'une rectitude parfaite, s'étonnait de la présence en ces lieux de trois bâtiments de guerre. Mais entrant dans la rade il reconnut son erreur « très excusable, écrit-il, car il s'agissait en réalité de navires de Bordeaux ».

Sans oublier les navires qui de Bordeaux faisaient les Antilles, le Golfe du Mexique ou la Côte Est d'Amérique du Sud - certains d'entre eux anciens Cap-Horniers - je revois encore quelques-uns de ces vétérans des Mers du Sud, construit en fer, de quelque 1500 ou 1800 tonnes : le Rhône, le président Thiers, la France chérie, le Colbert, qui aux alentours de 1905 achevaient leur longue et honorable carrière, doublant vaillamment, inlassablement les trois Caps à chacun de leurs voyages de douze à dix-huit mois.

Le cuivre régnait en maître sur leur dunette et même sur une partie du pont. La barre, la tortue, les clairevoies, les bancs vernis, les seilles en bois des porte-seaux du fronteau, les massifs râteliers du pied du grand-mât et du mât de misaine, en étaient ornés à profusion.

Ils avaient leur râtelier de mât d'artimon entièrement façonné dans le jaune métal qui, s'il était à la mer recouvert d'une couche de céruse, étincelait en rade et dans les ports pour recevoir un jeu de cabillots de parade également en cuivre.

Si leurs logements ne pouvaient avoir les dimensions imposantes des salons, carrés et chambres des derniers long-courriers d'un tonnage bien supérieur, ils étaient agencés avec soin et coquetterie et, suivant les traditions des grands armateurs du port de la Garonne, les boiseries, portes, cloisons, descentes, étaient d'acajou ou d'acajou et d'érable. Et comme sur la dunette et le pont, le cuivre s'y insinuait partout.

Le mât d'artimon du Colbert, boisé d'acajou, traversait la Grand Chambre dans son extrême partie avant. L'armateur l'avait fait diaboliquement ceinturer d'un solide râtelier d'armes tout en cuivre !

Huit fusils, huit Kropatscheck si je me souviens bien, garnissaient ce râtelier depuis les temps anciens où les navires risquaient encore les attaques des indigènes des Iles d'Océanie. De cartouches ? Point ! Elles avaient été épuisées depuis des années par les Capitaines successifs au cours de tirs au requin.

Ces fusils sans munitions ne pouvaient être vendus ou offerts en cadeau aux habitants des Archipels. Démodés, ils étaient également sans valeur marchande en France et, pour simplement s'en débarrasser en les débarquant, il eût fallu payer des droits de douane !

C'est pourquoi, paraît-il, ils continuaient de naviguer comme objets d'ornement mais en réalité, j'en suis convaincu, pour justifier le maintien de l'imposant râtelier de cuivre. Et aussi pour la... distraction hebdomadaire des pilotins chargés de leur entretien et de leur graissage.

De plus, un poêle anglais en céramique blanche fort ouvragée resplendissait sur l'arrière du mât, joliment agrémenté de plusieurs larges cercles et de bouches de chaleur, toujours en cuivre.

Ce luxueux appareil de chauffage ne servait d'ailleurs guère plus que les inoffensifs Kropatscheck car dès qu'il était allumé, dans les grands froids des Caps ou des hivers de l'Atlantique Nord, en même temps que son frère plus modeste du poste d'équipage, les rhumes jusque-là tous à terre je suppose, s'abattaient en masse sur officiers et matelots, vite unanimes pour réclamer la mise bas des feux. Pour le plus grand triomphe du maître-coq « qui l'avait bien prédit », n'oubliant pas que lui seul à bord pouvait, invulnérable, passer cent fois par jour de la fournaise de sa mayance à la glace du pont.

Vraiment, ce n'était pas sans raisons que les matelots parlant de ces trois-mâts, s'exclamaient mi-réprobateurs, mi-admiratifs, « C'est pas des bateaux çà... c'est des mines de cuivre ! »

Quant à la façon dont la cambuse des navires de l'un de ces armateurs était approvisionnée et à l'honnêteté des menus de leur carré une petite anecdote que j'ai vécue en ces temps archaïques, en donnera une idée exacte.

Ces bateaux après avoir déchargé en Angleterre leur cargaison de coprah de Tahiti ou de bois de l'Oregon, relevaient sur Dunkerque pour y prendre après passage en cale sèche, quelque 300 tonnes de briquettes de charbon à destination de Papeete ou de Nouméa, pour la Marine de l'Etat. Puis ils descendaient sur Bordeaux avec leur nouvel état-major et un équipage réduit qui restaient à bord durant l'armement et le chargement en divers.

Chaque jour le lieutenant « de cambuse » dressait une liste des « petits vivres frais » demandés pour la journée du lendemain. Cette liste était remise au Capitaine d'armement qui la visait, avant de la faire parvenir aux fournisseurs de la Maison. Car c'était une Maison et non pas une Compagnie. Il y a une nuance...

Or à une certaine époque, le Capitaine d'armement malade, fut provisoirement remplacé par un vieux Capitaine en retraite, qui s'était autrefois occupé à Dunkerque des navires de la Maison. Malgré ses nombreuses années de service, il n'avait probablement jamais embarqué sur un long-courrier de Bordeaux.

A la première livraison des vivres du carré, ce fut à notre bord un étonnement général puis un déluge de protestations. Aucune faute de la part du fournisseur, lui-même consterné. Il avait scrupuleusement exécuté la commande, mais la liste du lieutenant avait été complètement bouleversé par le Capitaine d'armement et plutôt rageusement, à en juger par les traits de plume brutaux qui sabraient en rouge presque chaque ligne !

Et durant trois jours il ne subsista plus sur la fameuse liste quotidienne, qu'un hors-d'œuvre au lieu des deux ou trois habituels ; les soles ou les rougets étaient impitoyablement remplacés par des merlans ou des limandes ; le rôti de veau, de porc ou les rognons, par l'avantageuse côte de bœuf ; le roquefort ou le gruyère par le fastidieux hollande, la « tête de mort » des longues traversées, meilleur marché de 0 fr 40 à la livre que les autres fromages ! Enfin l'éternel raisin qui ne coûtait pas cher en Gironde, n'était plus accompagné d'autres fruits.

Naturellement, réclamations auprès de notre Capitaine, qui bien que non touché par ces restrictions puisque, cela va sans dire, il ne prenait jamais ses repas à bord, n'hésita pas à rendre compte à l'armateur.

Dès le lendemain tout était rentré définitivement dans l'ordre.

La liste du jour revint en effet, les rectifications du parcimonieux Capitaine d'armement biffées à leur tour par le Chef de la Maison, qui nous envoyait en compensation une caisse d'un excellent vin provenant d'un gentil cru dont il était propriétaire.

Notre capitaine nous conta l'entrevue à trois, « au bureau » qui fut épique ; Elle se termina ainsi :

- Mais enfin ! mon cher ami, encore une fois, pourquoi modifier les demandes raisonnables du bord ?

- Pourquoi ? répondait le Capitaine d'armement sur le ton de l'homme offensé, mais tout simplement parce qu'on n'a jamais vu « à continuer » semblables menus sur un bateau sérieux et que vraiment ces Messieurs exagèrent !

- Mais non, si leur table est médiocre, les officiers prendront leurs repas à terre et j'aime mieux qu'ils s'absentent le moins possible du bord. Et puis, nous sommes à Bordeaux, vous l'oubliez...

- Oui, oui, je sais : bateau de Bordeaux ! Mais il y a des limites et à ce train-là vos officiers ne tarderont pas à n'être plus des marins et votre flotte sera composée de tout ce que vous voudrez sauf de bateaux !

- Sauf de bateaux ! Grand dieux ! De quoi alors ? s'exclamait l'armateur qui semblait beaucoup s'amuser.

- De n'importe quoi : d'hôtel-restaurants flottants, de yachts, de paquebots si vous voulez, mais assurément pas, de ce qu'on appelle un bateau !

C'est ce jour-là que j'appris que pour certains vieux marins les yachts et les paquebots n'étaient pas des bateaux.

Je crois n'avoir jamais connu ou entendu parler d'armateurs aussi respectueux des traditions de la vieille marine que le propriétaire de ces bateaux, qui n'étaient pas des... bateaux.

On n'embarquait que de l'eau douce d'une certaine provenance, que le pain de départ d'une antique « Boulangerie de Marine », réputée depuis toujours pour fabriquer le seul pain se consommant frais durant des semaines.

Le bateau était remorqué jusqu'à Pauillac seulement et restait là mouillé plusieurs jours, en attente de vents suffisamment portants car depuis ce mouillage, un voilier qui se respectait devait obligatoirement descendre à la voile et non pas se faire remorquer jusqu'en dehors des passes de la Gironde.

L'armateur, accompagné de ses fils qui le secondaient, arrivait alors de Bordeaux. Il s'assurait que tout était clair, que rien n'avait été oublié, et entre autres, que les caisses de vin de sa propriété voisine de Pauillac, destinés à l'état-major, et la barrique spéciale pour les doubles des dimanches et jours de fête de l'équipage avaient été embarquées.

Il prenait part au dernier repas précédent l'appareillage, assis à la droite du Capitaine, après avoir refusé la place sacrée de celui-ci.

Sur la dunette, avant le commandement : « tout le monde au guindeau » ! il tirait d'une vaste poche de sa redingote, une impressionnante enveloppe, la remettait au Capitaine en lui disant rituellement : « voici, Capitaine, nos instructions pour vos opérations commerciales à votre arrivée à destination et pour celles à envisager dans vos ports de relève éventuelle. Vous n'en prendrez connaissance que dans les beaux temps, à tête reposée, dans les Alizés. »

Puis il donnait l'accolade au Capitaine, serrait la main aux Officiers, au Maître d'équipage et, du plateau de coupée, avant de nous quitter, adressait à tous un affectueux et solennel : « bon voyage mes amis et que Dieu vous ramène tous ! »

A bientôt cinquante-cinq ans de distance, je le revois comme je le voyais de mes yeux de jeune pilotin, avec sa haute stature, sa belle barbe appuyé d'un bras sur l'épaule de son fils et répondant au salut de notre pavillon en ôtant d'un geste large, son éternel chapeau haut de forme.

A bord, les casquettes se soulevaient, les bonnets s'agitaient. Du côté des fortes têtes de l'équipage, aucune parole moqueuse ne fusait, aucun sourire narquois n'abîmait ce moment assez émouvant dans sa simplicité.

Je suppose cependant que les commentaires ultérieurs du poste n'étaient pas sans comporter quelques réflexions ironiques sur ces adieux amicaux, et aussi pas mal de comparaisons plus ou moins amères entre l'existence toute de félicité, réservée à ceux qui restaient et celle toute de misère de Jean Matelot qui, une fois de plus, allait durant des mois de des mois, briquer la lame l'Ouest.

Traditionaliste, cet armateur était également royaliste convaincu. Aussi la présence dans le port d'un de ses navires un jour de 14 juillet, donnait-elle lieu à une petite cérémonie qu'attendaient, réjouis, tous les initiés, c'est-à-dire l'ensemble du personnel de la Capitainerie du Port, les douaniers, les équipages des bateaux voisins et la foule des arrimeurs et des débardeurs.

A huit heures quinze - le quart d'heure de grâce écoulé - un matelot du Bureau du Port montait à bord en s'adressant au Capitaine ou au Second si le premier était à terre, récitait sa leçon :

- Cap'taine, le Lieutenant de Port vous fait dire que vous n'avez pas votre petit pavois et que vous n'avez même pas hissé votre pavillon, et que vous devez le hisser pour le 14 juillet.

- Vous direz de ma part au Lieutenant de Port, rétorquait le Capitaine, que je ne pavoise pas, ce qui est mon droit, et qu'en outre je n'arbore pas les couleurs le 14 juillet.

Quelques dix minutes plus tard, le matelot revenait, reprenait son petit discours complété par une menace.

- Le lieutenant de Port vous fait dire comme çà Cap'taine, que c'est un ordre, que c'est le règlement, que vous devez aujourd'hui hisser au moins vos couleurs, que vous êtes punissable si vous n'exécutez pas.

Mais un des maîtres de Port qui ne se faisait pas d'illusions sur l'accueil que recevait l'envoyé de l'Administration, se dirigeait déjà vers le bateau en faute. Courtoisement mais fermement, il transmettait à son tour de l'ordre au Capitaine qui, mentant effrontément, répondait à cette troisième et dernière sommation :

- Je n'ai personne pour hisser mon pavillon mais si vous pouvez le hisser vous-même, et c'est votre droit, il est là dans la timonerie, à votre disposition.

Le matelot du port, connaissant de longue date les coins et recoins du bateau et l'issue des pourparlers, s'était déjà emparé du pavillon et l'envoyait lui-même à la corne de brigantine, à la grande joie des spectateurs, trop heureux malgré leur bon républicanisme de voir brimer l'Autorité.

Cet acte de rébellion n'avait pas comme conclusion une dure sanction. Plus aimablement, je crois, une petite note de frais à payer au Service du Port, tout comme pour une manœuvre effectuée par ledit Service au cas de carence du Bord.

Mais l'honneur de l'armement royaliste était sauf...

Par contre, le jour de la Saint Louis, le grand pavois battait fièrement au vent à bord de ces bateaux et c'était service du dimanche. Ce qui faisait expliquer par la gent des quais toujours bien informée, à l'ignorant qui s'enquérait du motif de cette parure de réjouissance et de cet arrêt du travail un jour comme les autres :

« Eh ! tu ne sais donc pas que c'est aujourd'hui la fête de l'Armateur ! »

Lequel, d'ailleurs, n'avait pas prénom Louis.

Cet armateur de long-courriers à voiles, mal conseillé, s'enhardit un jour jusqu'à acquérir deux vapeurs qu'il affecta aux voyages d'Algérie. C'était une folie. Il ne put s'adapter à la vie trépidante, aux exigences d'usine, à la ponctualité déprimante, aux équipages nouveau style, des bateaux à mécanique.

Songez que, catholique pratiquant, il ne voulait pas voir besogner au chargement ou au déchargement le dimanche, et que cette perte de temps était en partie rattrapée par des heures ruineuses de travail supplémentaire de nuit.

Cela ne pouvait durer longtemps. Deux de ses chers trois-mâts se perdirent, dont un corps et biens en 1898. Un autre fut condamné, celui qui était le plus embelli de cuivre et qui, comble de la cruauté du Destin, devint, mâture rasée, un sinistre ponton à charbon affourché au fond d'une triste petite baie de pêcheurs.

Ils ne purent être remplacés et peu après hélas ! la maison à son tour sombra définitivement, ayant tenu à honneur de faire naviguer ses derniers bateaux jusqu'à leur ultime traversée : « vraiment gréés en trois-mâts de Bordeaux ! »

Armand Hayet

Capitaine au Long-Cours

tiré de son ouvrage "Us et Coutumes à bord des Longs-Courriers" - Chapitre : Nous disions de nos bâteaux                                                                                                    

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